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C R O C I N F O S

[Eloka, M’Batto-Bouaké, Elokato] L’épée de Damoclès plane sur le ministère de la Construction

[Eloka, M’Batto-Bouaké, Elokato] L’épée de Damoclès plane sur le ministère de la Construction

Une vue des conférenciers du 21 mai à la chefferie villageoises.

Carrefours bloqués par les forces publiques, tensions montantes : les villages d’Eloka, M’Batto-Bouaké et Elokato s’unissent contre l’occupation foncière de leurs terres par la SCI Palmafrique, dénonçant un processus opaque orchestré par l’État.

Abidjan, le 21 mai 2025 (crocinfos.net)--- Au cœur de la chefferie du village, la parole se libère, les regards sont graves, et les souvenirs se mêlent à l’indignation. Les cadres et chefs traditionnels des villages d’Eloka, M’Batto-Bouaké et Elokato se sont réunis pour une conférence de presse d’une intensité rare. Quelques heures auparavant, les principaux carrefours reliant ces localités étaient bouclés par la police et la gendarmerie, alors que la marche prévue pour dénoncer la spoliation de leurs terres venait d’être reportée. L’État ivoirien, à travers son ministère de la Construction, est mis en cause dans un processus qualifié d’« injuste, opaque et brutal ».

Ce 21 mai, la population locale ne manifeste pas dans la rue, mais dans les mots. L’émotion est à son comble, car ce qu’elle défend, ce n’est pas simplement une portion de territoire, c’est un héritage, une dignité, une mémoire.

Une décision unilatérale et incomprise. Tout commence, selon les conférenciers, le 20 mars 2023. À la demande de Thierry Davailles, Directeur général de la société Palmafrique, Bruno Nabagné Koné, ministre de la Construction, procède à la radiation de la clause d’usage rural sur 23 392 828 m² de terres à Elokato et M’Batto-Bouaké. Ce déclassement est fait sans la moindre consultation des propriétaires coutumiers.

Or, ces terres sont liées à des mémoires anciennes : réquisitionnées en 1928 par la SPAO sous l'administration coloniale, puis exploitées pendant trois décennies sans contrepartie par l’État ivoirien via la SODEPALM et PALMINDUSTRIE. En 2008, un accord entre les villages et la société Palmafrique avait permis d'apaiser les tensions. Mais voilà que tout semble remis en cause.


Une affectation jugée abusive. Pire encore, le 6 septembre et le 9 octobre 2023, les communautés découvrent que plus de 80 % de leurs terres sont affectées à une société privée : la SCI Palmafrique Immobilier, entité nouvellement créée. Une partie du courrier officiel, signé par le ministre Koné, stipule :

« Il est affecté à la Société Palmafrique Immobilier SA, la parcelle de terrain d’une superficie de 2.341.875 m², sise à Eloka… ».

Pour les riverains, ce courrier représente une trahison institutionnelle. Il ne s’agit plus d’un simple litige, mais d’un mépris total envers les droits coutumiers, pourtant reconnus par la loi ivoirienne n°2020-624 du 14 août 2020.


Une marche pacifique reportée mais pas annulée. Face à l’ampleur de cette injustice, les villages avaient prévu une marche pacifique vers la sous-préfecture de Bingerville pour remettre une motion au ministre. L’objectif ? Alerter les autorités nationales et l’opinion publique. Cependant, dans un esprit de dialogue et pour préserver la paix sociale, la marche est reportée après une réunion entre les représentants des villages, le sous-préfet, la police, la gendarmerie, les CRS et les chefs de communautés.

Le sous-préfet promet une rencontre avec le ministre. En attendant, les populations restent sur le qui-vive : « Ce report n’est pas un renoncement », préviennent les porte-parole.

Une demande de justice et de réparation. La communauté villageoise formule sept revendications claires :

-Restitution immédiate des terres coutumières ;
-Suspension de toutes les activités de la SCI Palmafrique ;
-Annulation des courriers ministériels d’affectation ;
-Reconnaissance officielle de la propriété coutumière ;
-Réparation intégrale des préjudices subis ;
-Rejet de toute demande d’ACD (Arrêté de Concession Définitive) par la SCI ;
-Publication des résultats de l’enquête publique promise par le sous-préfet.

Ces demandes ne relèvent pas de l’utopie : elles s’inscrivent dans le respect du droit, de la mémoire et des engagements antérieurs. Les populations affirment haut et fort : « La terre est notre héritage. Elle n’est pas à vendre. »


Un appel à la vigilance nationale.

La décharge des courriers des villageois...

Au-delà d’Eloka, c’est toute la Côte d’Ivoire rurale qui est interpellée. La déclaration finale des conférenciers est sans équivoque : « Ce qui se passe ici peut se produire ailleurs. Nous appelons les leaders d’opinion, les juristes, les journalistes, à se mobiliser pour la défense des droits fonciers des peuples autochtones. » L’appel est solennel. L’heure n’est plus à la résignation, mais à la mobilisation citoyenne.


Les villageois accusent l’État de manœuvres silencieuses.

...que le ministère de la Construction n'aurait jamais reçu.

L'affectation d'une parcelle de terrain de 2 341 875 m², située à Eloka, constitue la goutte d’eau qui fait déborder le vase. L’État chercherait-il à anesthésier les populations des trois villages concernés, avant la signature d’un décret déclarant cette zone d’utilité publique ? La question mérite d’être posée.

Cependant, selon les propos tenus lors de la conférence de presse, les villageois se disent résolument vigilants. Ce climat de méfiance s’est accentué à la suite de la rencontre tenue le 20 mai 2025 avec le sous-préfet de Bingerville. Il en est ressorti que le ministre de la Construction n’aurait reçu aucun courrier, ni de demande d’audience, ni de recours en annulation. Pourtant, la décharge de la demande d’audience du 25 février et le recours gracieux en annulation du 20 mars sont bien archivés par les populations (voir copies).

Or, les conférenciers ont exhibé les accusés de réception de ces lettres. Vrai ou faux ? Seuls le service du courrier ministériel et le ministre lui-même peuvent éclairer cette zone d’ombre.


Une lutte pour la mémoire, la dignité et la justice. Cette crise foncière dépasse les chiffres. Elle touche à l’essence même de l’identité d’un peuple. Les terres d’Eloka, de M’Batto-Bouaké et d’Elokato ne sont pas des hectares anonymes à vendre au plus offrant : ce sont des espaces de vie, de culture, d’histoire. L’État peut-il durablement construire la paix en négligeant les droits des premiers occupants ? Peut-il se permettre d’effacer d’un trait de plume des siècles de tradition ?

En ce mois de mai 2025, Eloka se lève, non pas contre le développement, mais contre l’injustice et l’impunité foncière.

Les trois villages en lutte pour leurs terres face à l’appétit foncier de Palmafrique ne décolèrent pas.


Sériba Koné