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C R O C I N F O S

[Spoliation foncière à Eloka et M’Batto Bouaké] Les cinq questions qui demeurent sans réponse

[Spoliation foncière à Eloka et M’Batto Bouaké] Les cinq questions qui demeurent sans réponse

La décision du ministre Koné Bruno

Une conférence de presse exceptionnelle s’est tenue le samedi 3 mai à Eloka, à l’initiative des communautés villageoises d’Eloka et de M’Batto Bouaké, localités situées dans la sous-préfecture de Bingerville. L’objectif : dénoncer un vaste système de dépossession foncière qu’elles estiment orchestrer avec la complicité du ministère de la Construction, du Logement et de l’Urbanisme.

- L’État ivoirien accusé d’expropriations déguisées au profit d’intérêts privé

Abidjan, le 6 mai 2025 (crocinfos.net)---Sous couvert de projets de développement, ce sont des hectares de terres ancestrales qui auraient été cédés à des entités privées, au mépris du droit coutumier et des engagements antérieurement pris par l’État. En toile de fond : une société immobilière fondée en 2023, la SCI Palmafrique Immobilier, désormais détentrice de plus de 19 millions de m² sur des terres litigieuses. Ces accusations ont été portées par leurs porte-paroles : Anderson Adie, Raoul Boka, Namo Nicaise, Akobey Romain Roland, Bernard Anoman et Assandé Nicaise Olivier.


Une histoire coloniale encore vive


Les origines du litige remontent à 1928, lorsque la SPAO, sous autorité coloniale, réquisitionne les terres des villages d’Elokato, d’Elokate et de M’Batto Bouaké, sans procéder à la purge des droits coutumiers. Cette mainmise se prolonge après l’indépendance : en 1964, l’État crée la SODEPALM (devenue ensuite Palmafrique) sur ces terres, sans qu’aucune compensation ne soit versée aux communautés autochtones.

Dès les années 1990, les villageois entament des démarches officielles pour obtenir la rétrocession de leurs terres. En 1996, le président Henri Konan Bédié répond favorablement à leur requête, s’engageant par courrier à leur restituer lesdites parcelles. Le ministre de l’Agriculture de l’époque est alors saisi pour une issue rapide. Toutefois, ces engagements resteront lettre morte.


Un pacte trahi


Entre 2008 et 2023, une convention est signée entre Palmafrique et les deux villages, prévoyant une redevance annuelle de cinq millions de FCFA. Cette convention impose expressément l’obligation d’informer les communautés en cas de cession des terres.

Or, en janvier 2023, Palmafrique demande la radiation de la clause d’affectation foncière, demande approuvée le 20 mars par le ministère de tutelle. En septembre, 80 % des terres sont transférées à la SCI Palmafrique Immobilier — une entité privée créée cette même année, dans des conditions jugées opaques par les villageois.

Pire encore, dès avril 2023, ladite société initie une procédure d’obtention d’un ACD (Arrêté de Concession Définitive) sans le consentement préalable des populations. Ces dernières déposent alors, le 1er août 2023, une opposition formelle.


Un basculement silencieux


Depuis près d’un an, l’usine Palmafrique d’Eloka est à l’arrêt, ses activités ayant été transférées à Anguédédou. Les terrains, quant à eux, semblent progressivement absorbés par une société immobilière aux contours flous, alors même que les populations attendent toujours les résultats de l’enquête publique foncière menée entre mars et avril 2024.


Une colère qui enfle


L'une des oppositions villageoises

Les communautés locales ne décolèrent pas. Elles dénoncent une expropriation sans fondement légal, en violation manifeste de la loi n°98-750 relative au domaine foncier rural, laquelle reconnaît les droits coutumiers. Elles assurent n’avoir jamais cédé leurs terres ni consenti à leur usage à des fins immobilières.

Elles exigent :

  1. L’annulation des courriers ministériels attribuant les terres à la SCI Palmafrique Immobilier ;
  2. La reconnaissance officielle de leurs droits coutumiers sur lesdites parcelles ;
  3. Le rejet de toute procédure d’ACD engagée par cette société ;
  4. La publication immédiate des résultats de l’enquête publique foncière.

Un appel à la mobilisation nationale


« Notre identité, notre culture, notre économie reposent sur ces terres », ont martelé les représentants des deux communautés. « Le développement qu’on nous impose est celui de l’exclusion, de la dépossession. Il n’a rien de durable. »

Ils appellent à l’implication active de la presse, des ONG, de la société civile et des instances internationales. Une affaire susceptible de devenir emblématique des tensions foncières croissantes en Côte d’Ivoire.


Sériba Koné


[Encadré] Les cinq questions posées au ministère


Dans le cadre de cette affaire de spoliation foncière présumée, nous avons adressé cinq questions au ministère de la Construction, du Logement et de l’Urbanisme afin de garantir l’équilibre de l’information :

  1. Sur quelle base juridique et administrative le ministère a-t-il autorisé, en mars 2023, la radiation de la clause d’affectation foncière, alors que les terres concernées font l’objet de revendications coutumières actives depuis plusieurs décennies ?
  2. Pourquoi les communautés d’Eloka et de M’Batto Bouaké n’ont-elles pas été consultées ni informées, comme l’exige la convention signée avec Palmafrique, avant toute cession à la SCI Palmafrique Immobilier ?
  3. Comment l’État justifie-t-il l’octroi potentiel d’un ACD à une société immobilière nouvellement créée, alors que les résultats de l’enquête publique foncière de mars-avril 2024 n’ont pas encore été rendus publics ?
  4. Le ministère reconnaît-il les engagements pris en 1996 par les autorités ivoiriennes, notamment par le président Henri Konan Bédié, en faveur de la rétrocession des terres aux communautés villageoises ? Si oui, pourquoi ces engagements n’ont-ils pas été honorés ?
  5. Quelles mesures concrètes le ministère entend-il mettre en œuvre pour garantir l’application effective de la loi n°98-750 et prévenir les conflits fonciers liés aux expropriations non concertées ?

Au moment où nous publions ces lignes, le ministère de la Construction, du Logement et de l’Urbanisme n’a toujours pas réagi.


S. Koné