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C R O C I N F O S

[Dossier Côte d’Ivoire] Quand les libations se taisent et que la cohésion vacille

[Dossier Côte d’Ivoire] Quand les libations se taisent et que la cohésion vacille

Pendant combien de temps vont-ils tourner dos à la tradition?

Alors que la paix sociale en Côte d’Ivoire vacille, les rites ancestraux comme les libations, jadis piliers de cohésion, peinent à jouer leur rôle dans une société où la tradition se dénature.

Bouaké, le 13 mai 2025 (crocinfos.net)---Dans un monde où les tensions ethniques et sociales menacent la stabilité de nombreuses régions, la culture et les traditions ancestrales apparaissent comme des leviers puissants pour prévenir les conflits et consolider la paix. En Côte d'Ivoire, les pratiques culturelles telles que les libations rituelles, les cérémonies d’hommage aux ancêtres, et les dialogues interculturels jouent un rôle central dans la réconciliation et la cohésion sociale. Pourtant, la dévalorisation progressive de ces rites traditionnels, notamment dans les grandes villes, fragilise leur impact. Comment alors réhabiliter ces pratiques pour qu’elles contribuent pleinement à au développement et à une paix durable ?


Un pont sacré entre les ancêtres et la communauté


Dans la tradition ivoirienne, et plus particulièrement chez les Akans, les libations occupent une place centrale dans la vie sociale et spirituelle. Elles consistent à verser une boisson en hommage aux mânes, c’est-à-dire aux esprits des ancêtres, pour solliciter leur protection et leur bénédiction. Selon Nanan N'Guessan M'BRA, chef du village de Sahabo (commune de Yamoussoukro) 1958-2016, « la libation n’est pas un simple rituel, c’est un acte de communication avec les forces invisibles qui garantissent l’équilibre social et la paix ». Lorsqu’elles sont correctement exécutées, ces cérémonies renforcent la cohésion communautaire et instaurent un climat propice à la réconciliation.

Cependant, un phénomène inquiétant est observé dans les grandes villes comme Bouaké, chef-lieu de la région de Gbêkê, centre du pays. Lors de la cérémonie inaugurale du Centre Hospitalier Régional (CHR) et de l’hôtel de ville, le lundi 28 Avril 2025, en présence du vice-président Tiémoko Meyliet Koné, des chefs traditionnels ont détourné la libation de sa fonction première. Plutôt que d’honorer exclusivement les ancêtres, ils ont adressé leurs remerciements et magnifié des autorités vivantes, transformant ce rite sacré en une forme de « politique du ventre ». Ce glissement affaiblit la portée spirituelle du rituel et menace son rôle pacificateur.


Restaurer l’authenticité des traditions pour une paix durable


Le glissement observé dans certaines cérémonies officielles, où les rituels sont détournés à des fins politiques, illustre la dévalorisation des traditions. Ce phénomène, qualifié par certains observateurs de « marchandisation de la culture », compromet la fonction sociale des rites et affaiblit leur pouvoir pacificateur.

Oscar de Ouéllé, journaliste ivoirien, futur chef de village alerte : « Nos traditions sont censées nous protéger et créer un cadre de cohésion. Mais quand elles deviennent des outils de flatterie politique, elles perdent leur crédibilité et leur capacité à unir ».


Le dialogue interculturel : un levier indispensable


Le dialogue interculturel est un puissant outil pour favoriser la compréhension mutuelle entre groupes ethniques et sociaux différents. En Côte d'Ivoire, où cohabitent plus de 60 ethnies, ce dialogue est crucial pour construire une paix durable. La Ligue de l’enseignement, dans un rapport publié en 2023, souligne que « le dialogue interculturel permet de déconstruire les préjugés et de créer des espaces d’échange où les différences sont respectées et valorisées ».

Une vue des chefs traditionnels (À titre d'llustration.)

Intégrer ce dialogue dans les programmes éducatifs et communautaires contribue à renforcer la cohésion sociale. Par exemple, des écoles et centres communautaires organisent des journées interculturelles où les élèves apprennent les coutumes et langues des autres groupes, favorisant ainsi l’empathie et la tolérance.


La culture dans les programmes de développement durable


L’UNESCO rappelle que la culture est un pilier essentiel du développement durable, car elle influence les comportements, les valeurs et les modes de vie. En Côte d'Ivoire, intégrer la dimension culturelle dans les politiques publiques est indispensable pour assurer un développement inclusif et pacifique. Selon un rapport du Ministère de la Culture (2024), « la prise en compte des traditions dans les projets de développement permet de renforcer l’appropriation locale et d’éviter les conflits liés à la marginalisation culturelle ».

Des projets de développement rural, par exemple, intègrent désormais des cérémonies traditionnelles pour lancer les travaux. Elles invoquent la bénédiction des ancêtres et renforcent l’adhésion des communautés.


Vers une réappropriation authentique des traditions


Pour que les pratiques culturelles retrouvent leur rôle dans la consolidation de la paix, il est urgent de réhabiliter leur authenticité. Cela passe par un renforcement du rôle des chefs traditionnels en tant que gardiens des rites, mais aussi par une sensibilisation des autorités politiques à ne pas instrumentaliser la culture. La collaboration entre acteurs traditionnels, gouvernementaux et organisations internationales est essentielle pour élaborer des chartes de bonne pratique des cérémonies culturelles.

Les pratiques culturelles et les traditions ancestrales sont des piliers irremplaçables dans la prévention des conflits et la consolidation de la paix en Côte d'Ivoire. La réhabilitation les rituels authentiques, la promotion du dialogue interculturel et l'intégration de la culture dans les politiques de développement durable, permettra de bâtir une société plus unie, tolérante et pacifique. La sauvegarde de ces traditions ne doit pas être un simple hommage au passé, mais un engagement concret pour un avenir harmonieux.


François M'BRA II, correspondant Région de Gbêkê