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C R O C I N F O S

[Grand Reportage AVC] À Yopougon, une foule refuse de mourir en silence grâce à l’ONG Stop Stroke

[Grand Reportage AVC] À Yopougon, une foule refuse de mourir en silence grâce à l’ONG Stop Stroke

Les personnes sont sorties massivement pour se faire dépister

À Yopougon, dès l’aube, des centaines d’anonymes affluent à jeun pour un dépistage gratuit de l’AVC. Une urgence silencieuse que l’ONG Stop Stroke combat avec force, humanité… et émotion.

Abidjan, le 1er juin 2025 (crocinfos.net)---Il fait encore frais. Le sol, détrempé par la pluie tombée peu avant 6 heures, garde la mémoire d’une nuit agitée. Le ciel demeure chargé, menaçant, mais déjà des silhouettes se pressent, lentes et résolues, vers la Place CP1 de Yopougon. Ce samedi matin du 31 mai 2025, l’ONG Stop Stroke y organise la deuxième édition de sa Journée de dépistage et de sensibilisation contre l’AVC.

Des femmes en pagnes, des pères discrets, des jeunes, des anciens… Tous sont venus à jeun. Certains ont pris place depuis 5 heures du matin, les yeux gonflés mais remplis de détermination. Me voici au milieu de cette file silencieuse, les regards rivés sur les tentes blanches dressées au cœur de la place, comme des bastions d’espoir.


Le combat pour la survie.

Patrice Koffi, fondateur de Stop Stroke

Une odeur discrète de chlore s’élève des tables de dépistage. Des médecins vêtus de tee-shirts à l’effigie de l’ONG, ou de chasubles vert fluorescent, s’affairent, ajustent les tensiomètres, préparent les glucomètres, installent les balances. Une jeune fille s’approche de moi avec douceur et m’invite à suivre le rang des personnes assises, avançant lentement au gré des appels vers les médecins.

Elle sourit, malgré la fatigue : « Monsieur, c’est gratuit, hein. On doit se battre contre ça… Mon frère est mort d’un AVC. Il ne savait même pas qu’il était hypertendu… »

Il n’est pas encore 7h30 min que déjà, l’émotion monte. Pas celle des artères – bien que les chiffres effraient parfois – mais celle du cœur. Une mère s’effondre en silence après son bilan : 220/110. Le médecin la prend, lui parle tout bas, avec une tendresse grave, comme pour apprivoiser une vérité trop lourde à entendre.

Mon tour vient. Le brassard se serre autour de mon bras. La machine bourdonne. Le médecin me regarde dans les yeux : « Vous êtes hypertendu. Mangez moins salé. Marchez davantage. »

Je hoche la tête. Mais je pense surtout à tous ceux qui ignorent qu’ils sont en danger. À ceux qui ne le sauront peut-être jamais.


Une urgence silencieuse. À quelques mètres, aux encablures des bâches, des enfants d’une dizaine d’années rient en jouant au ballon. Leur joie insouciante panse les blessures invisibles. Une dame distribue des bouteilles d’eau, un goût métallique en bouche, mais elle insiste : « Il faut rester hydraté. » L’air humide embaume le savon, le plastique chauffé par l’humidité, le café ambulant… Mais personne ne mange. Nous sommes tous là, à jeun, pour une seule raison : vivre plus longtemps.

Je m’approche de Patrice Koffi, fondateur de Stop Stroke. Nous étions camarades au lycée Classique d’Abidjan-Cocody, il y a plus de trente ans. Grâce aux réseaux associatifs 2AC-LCA et Caïmans 85-90, nous avons renoué le contact. Les générations se parlent, s’épaulent, unissent leurs forces. Ce jour-là, je suis là avec d’autres camarades du lycée pour le soutenir.

Il m’accueille, me serre dans ses bras, esquisse un sourire. Mais ses yeux sont fatigués. « Ce que tu vois ici, c’est une urgence silencieuse. On meurt chaque jour d’un AVC en Côte d’Ivoire. Mais on pourrait en prévenir 80 %. Tu te rends compte ? 80 % ! » Sa voix tremble. Fatigue du long voyage – il est arrivé la veille des États-Unis –, mais aussi espoir de voir son combat porter ses fruits.

Autour de nous, les mots flottent dans l’air sur les kakemonos, sur les banderoles qui dansent avec le vent: « Ensemble, prévenons et luttons contre l’AVC. »



Engagement et détermination.

Doho Irozi, l'une des victimes de l'AVC.

Sensibiliser, éduquer, prévenir : tels sont les fondements de l’action de Stop Stroke. Patrice Koffi et son équipe veulent briser le silence autour de l’AVC, en s’attaquant aux causes invisibles : hypertension, diabète, obésité, cholestérol. Des facteurs de risque qu’un simple test peut révéler. Grâce à une stratégie de proximité, l’ONG organise des campagnes de dépistage gratuit sur le terrain. Des médecins-conseils analysent, orientent, accompagnent. En lien avec le ministère de la Santé, les résultats sont suivis.

La première campagne, à Port-Bouët, a marqué les esprits : 280 personnes ont été dépistées en trois jours. À Yopougon, ce samedi, plus de 300 patients avant la mi-journée. L’enthousiasme grandit, signe que le message passe. « Connaître ses facteurs de risque, c’est déjà prévenir la maladie », répète Patrice Koffi. Il insiste sur le poids de l’AVC : maladie invalidante, dévastatrice, bouleversant vies et familles. En multipliant les actions, il espère réveiller les consciences et installer une culture de la prévention en Côte d’Ivoire.

Approchés sur place, plusieurs professionnels de santé soulignent l’importance du dépistage. Le Dr Kouadio Arsène, cardiologue, alerte : « Avant de faire du sport, faites un bilan. Votre cœur a ses limites. »

Le professeur Kouassi Yao Mathias, représentant pays de l’ONG, vulgarise : «Une tension normale, c’est quand le premier chiffre (la systolique) est entre 115 et 129. S’il est plus haut, c’est considéré comme élevé. Le deuxième chiffre (la diastolique) doit, lui, rester en dessous de 90.»

Des chiffres difficiles à comprendre pour les patients, mais essentiels pour les médecins qui les inscrivent dans les carnets de soin.


‘’On n’est pas condamnés’’.

Professeur Kouassi Yao Mathias, représentant pays de l’ONG

Doho Irozi, victime d’un AVC en 2005, à cause du stress en sa qualité d’employé dans une entreprise privée de la place, livre un témoignage poignant : « Trop de stress, la colère, la cigarette, le gras, le sel… tout cela tue. Il faut marcher, respirer. Le cœur a besoin d’oxygène. La nicotine bouche les artères. »

Un autre médecin, Dr Kouamé Faustin, évoque une étude de 2001 du professeur Maurice Kacou Guikahué, cardiologue: déjà plus de 15.000 cas d’AVC recensés à l’époque. Une tragédie qui s’aggrave avec le temps.

En juin 2021, à l’occasion de la Journée dédiée aux accidents vasculaires cérébraux (AVC), Dr Hathry Jean-Hubert tirait la sonnette d’alarme. Les AVC constituent la première cause de handicap chez les jeunes adultes, ainsi que la première cause de mortalité chez les femmes. En Côte d’Ivoire, ils sont responsables de 20 % des décès, selon les données communiquées par Dr Hathry Jean-Hubert, pharmacien et directeur général de Biotech-CI.

En 2018, 17,3 millions de personnes sont décédées des suites d’un AVC. « Quatre décès sur cinq surviennent dans des pays à revenu faible, comme la Côte d’Ivoire », a-t-il précisé. En 2020, le nombre de nouveaux cas a atteint les 23 millions. En Côte d’Ivoire, il ne se passe pratiquement pas une journée sans qu’une personne ne soit victime d’un AVC. Déjà en l’an 2000, environ 115 217 décès liés aux maladies non transmissibles avaient été enregistrés, les maladies cardiovasculaires représentant à elles seules 15 % de ces décès.


Pas de statistiques récentes officielles disponibles.

Le président de l'ONG Stop Stroke pose avec des membres de son équipes.

À l’échelle mondiale, l’AVC constitue la deuxième cause de mortalité. Interrogés à ce sujet, plusieurs médecins préfèrent toutefois ne pas communiquer de statistiques récentes sur l’évolution de la maladie.

À mesure que les heures passent, la foule grandit. À 10h, à 11h, puis à midi. Les chiffres continuent de tomber. Plus de 300 personnes dépistées. Les médecins écrivent, alertent, conseillent. L’humanité vibre dans chaque regard, chaque geste.

Vers midi, les premières gouttes de pluie reviennent. Un dernier rappel du ciel. Les tentes se démontent, les banderoles se plient. L’évènement touche à sa fin.

Depuis ma place, je regarde cette foule qui, aujourd’hui, a refusé de mourir en silence. Une foule qui s’informe, qui s’éveille, qui se lève. Et je me dis que c’est peut-être là, la plus belle victoire : cette conscience partagée qui naît dans les cœurs.

Une vieille dame me serre la main avant de partir : « Merci d’être venu. Dites-le aux autres, là-bas. Dites-leur que ça existe. Qu’on peut éviter ça. Qu’on n’est pas condamnés. »

Je la regarde. Sa peau est fine, ses veines apparentes. Mais dans ses yeux, une lueur indestructible. Celle d’un peuple debout face à l’invisible. Une promesse tenue.


Seriba Koné