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C R O C I N F O S

[Gestes américains en Côte d’Ivoire] Entre routine diplomatique et mise en scène gouvernementale (analyse)

[Gestes américains en Côte d’Ivoire] Entre routine diplomatique et mise en scène gouvernementale (analyse)

Le Grand moulin d’Abidjan (GMA) a accueilli mardi 23 septembre 2025, le Navire Chrysoula S avec une cargaison de blé américain. Ph.Dr..jpg

Face aux turbulences politiques actuelles, le pouvoir ivoirien déploie une stratégie de communication intensive autour de gestes américains présentés comme exceptionnels. Une analyse des faits par Dr Parfait Kouacou révèle une tout autre réalité.

Une campagne de diversion orchestrée

Depuis le passage aux États-Unis de son adversaire le plus redouté, le régime ivoirien multiplie les opérations de communication. Le président, habituellement amateur de toutes les tribunes internationales, a choisi l'absence à l'Assemblée générale de l'ONU à New York, alimentant les spéculations sur une possible humiliation publique. En retour, le pouvoir tente une opération de diversion : exhiber une série d'« attentions » américaines pour rassurer l'opinion et suggérer une proximité inédite avec Washington.

Cette stratégie s'appuie sur trois éléments soigneusement médiatisés : la remise de véhicules aux forces de l’ordre, l'arrivée du navire Chrysoula S transportant 27 000 tonnes de blé américain – première livraison de ce type depuis dix-sept ans –, et la signature d'un compact énergétique dans le cadre du Millennium Challenge Corporation (MCC) par le sous-secrétaire d'État Christopher Landau.


La banalité déguisée en exception

« Il ne faut pas prendre les Ivoiriens pour des idiots », aime rappeler Tidjane Thiam. Cette mise en garde trouve ici toute sa pertinence. Car l'examen des faits révèle une réalité bien différente du narratif officiel.

Les blindés célébrés par la communication gouvernementale ne sont pas un don hors du commun mais relèvent de réallocations et de coopérations déjà engagées dans la région, notamment après l'arrêt de la coopération sécuritaire entre Washington et Niamey.

La cargaison de blé apparaît comme un geste symbolique mais modeste. Les États-Unis produisent chaque année plus de 50 millions de tonnes de blé : replacée dans cette échelle, la cargaison d'Abidjan n'est qu'une goutte d'eau, habilement présentée comme un « tournant stratégique ».

Le compact MCC signé à Abidjan n'est pas non plus unique. Le MCC a récemment engagé ou renouvelé des compacts en Sierra Leone, Zambie, Mozambique, Timor-Leste, Belize, entre autres. Si la Côte d'Ivoire signe maintenant, c'est parce qu'elle a franchi certains seuils d'éligibilité et que Washington cherche à renforcer son ancrage économique dans un pays pivot de l'Afrique de l'Ouest.


Une coopération à géométrie variable

Cette mise en perspective révèle l'ampleur de la mystification. Au Ghana, les États-Unis ont remis des véhicules blindés Puma M36 aux forces armées, pour un montant de plusieurs millions de dollars. Le commandant de l'AFRICOM a visité le Bénin et le Cameroun ce mois afin de réaffirmer les partenariats sécuritaires. Le Togo bénéficie de la stratégie américaine de prévention des conflits en Afrique de l'Ouest côtière (SPCPS), avec des financements comparables.

Ces faits démontrent que l'aide américaine s'inscrit dans une coopération régionale élargie, où chaque pays reçoit, à intervalles réguliers, équipements, formations et financements. La spécificité ivoirienne relève davantage de l'amplification médiatique que de la réalité diplomatique.


L'art de transformer l'ordinaire en extraordinaire

En relayant massivement sur les réseaux sociaux et dans la presse locale les images de blindés rutilants ou de sacs de blé débarqués au port d'Abidjan, le pouvoir ivoirien cherche à créer l'illusion d'un traitement de faveur. Un peu comme si le président Trump disait: « Bravo! Vous avez éliminé vos adversaires pour conserver le pouvoir; à présent, voici de quoi les mater.»

À Abidjan, on dit souvent que « c'est gnonmi avec du lait qui est doux ». Au palais présidentiel, c’est autre chose qui est doux en ce moment: une photo en compagnie d'un officiel américain. Et à ce jeu-là, la brillante ambassadrice des États-Unis à Abidjan sera sans doute régulièrement sollicitée pour multiplier les clichés publics, transformant chaque rencontre protocolaire en trophée diplomatique.

Cette communication spectaculaire vise à détourner l'attention d'un isolement politique grandissant. Mais les citoyens avertis ne s'y trompent pas. La comparaison avec Accra, Cotonou ou Lomé révèle la banalité de gestes présentés comme exceptionnels.


Quand la mise en scène révèle les faiblesses

L'opinion ivoirienne attend impatiemment de connaître l'aboutissement des missions onusiennes et américaines dans le pays. Car on ne consulte pas discrètement les acteurs politiques dans un pays démocratique à la veille des élections – du moins, pas officiellement.

Cette approche communicationnelle illustre un phénomène plus large : la tendance des pouvoirs postcoloniaux à substituer la mise en scène à la substance politique. Mais dans un monde interconnecté, où l'information circule librement, de telles manipulations atteignent rapidement leurs limites.

L'opinion ivoirienne, rompue aux subtilités de la communication politique après des décennies d'apprentissage démocratique, discerne désormais avec acuité la différence entre gesticulation médiatique et réalisations concrètes. Cette lucidité citoyenne constitue peut-être le meilleur garde-fou contre les dérives de la propagande d'État.

Un pouvoir sûr de sa légitimité n'a pas besoin de transformer des routines diplomatiques en preuves d'adoubement international. Cette stratégie de communication, loin de renforcer la crédibilité du régime, souligne paradoxalement ses inquiétudes : quand il faut tant d'efforts pour faire croire à une proximité privilégiée avec Washington, c'est peut-être que cette proximité n'existe que dans les communiqués de presse.


Dr Parfait Kouacou

Institut de Recherche de la Diaspora Ivoirienne (IRDI)

Pennsylvanie, États-Unis